© (Doc. Ph. D.)
En charge du patrimoine architectural de la Haute-Garonne et des Pyrénées-Atlantiques en tant qu’architecte en chef, inspecteur général des Monuments historiques, Bernard Voinchet veille également au destin du château de Saint-Germain-en-Laye, des Archives nationales et du Musée national du Moyen Âge à Paris… Il nous raconte comment il conçoit sa mission et de quels moyens techniques il dispose pour la remplir.
Les Cahiers techniques du bâtiment:
Bernard Voinchet: C’est d’abord un témoin de l’histoire, le reflet des goûts et des désirs des hommes qui nous ont précédés. C’est aussi un conservatoire des techniques, des mises en œuvre et des matériaux. Si un monument venait à perdre tout ou partie de ses caractéristiques, alors son intérêt diminuerait jusqu’à disparaître. Dès lors, on comprendra pourquoi l’enjeu de ce que l’on appelle la restauration consiste à tout faire pour conserver ou préserver l’authenticité du monument. Comme tous les acteurs qui concourent à l’acte de restaurer, l’architecte doit l’aborder avec une grande rigueur : le monument doit être traité comme un objet scientifique. Il est donc nécessaire que la connaissance en soit la plus exhaustive possible : l’histoire, l’évolution, les strates archéologiques qui le composent mais aussi la matière et les matériaux avec lesquels il est construit, les pathologies qui peuvent l’atteindre, etc.
CTB : De quels moyens disposez-vous ?
B.V. : Pour acquérir cette connaissance, il faut faire appel à de nombreux spécialistes : historiens, scientifiques, géologues, etc. L’analyse d’un monument doit être complétée par une autre approche, tout aussi importante : celle qui consiste à « dévoiler » ce qui constitue la spécificité de l’édifice. Il faut, en effet, avoir une vision claire de toutes ses qualités et de toutes ses valeurs, lesdites valeurs permettant aujourd’hui à ceux qui l’habitent, le visitent ou simplement le côtoient, de s’enrichir d’une telle présence. Intervenir sur un édifice, c’est donc prendre en compte son entière complexité. À ce propos, je voudrais insister sur le point suivant : la démarche intellectuelle d’un architecte qui intervient sur un monument historique est très proche de celle d’un architecte qui construit un nouveau bâtiment. Tous deux doivent avant tout être préoccupés par ce que j’ai appelé le « génie » du monument. En ce sens, avec les autres spécialistes, l’architecte est un acteur indispensable de la restauration.
CTB : Les techniques décoratives à l’intérieur du bâti font-elles l’objet d’une approche particulière ?
B.V. : Les décors ont vraisemblablement précédé l’architecture ; il suffit de visiter la grotte de Lascaux pour s’en convaincre. Leurs fonctions sont multiples : renforcer la dimension religieuse, symboliser le pouvoir ou tout simplement renseigner le passant. Heureusement, de nombreux décors, du plus modeste au plus somptueux, nous sont parvenus. Leur réhabilitation suppose la même vigilance que celle que j’évoquais à l’instant pour les monuments eux-mêmes, voire encore plus de rigueur. Lorsque l’on restaure un contrefort de cathédrale et que les pierres qui le constituent sont totalement désorganisées, il est parfois incontournable de remplacer les matériaux, sous peine de voir l’édifice s’écrouler. En conséquence et dans ce cas, seule l’authenticité formelle du monument est préservée et l’on comprend qu’il ne peut en aller autrement. En revanche, lorsque l’on intervient sur une fresque ou sur la sculpture d’un portail qui sont lacunaires, c’est-à-dire où manquent des éléments, il n’y a pas de raison technique impérieuse qui nécessite de compléter le décor ; cela génère principalement des restaurations non restitutives. En ce domaine, la Charte de Venise (1) a bien précisé les limites à ne pas franchir. Toutefois, dans la réalité, une œuvre très altérée, très lacunaire ou très ruinée peut apparaître négative et désagréable ; la difficulté est alors de lui rendre tout ou partie de sa lisibilité ou de son sens, sans la falsifier. Dans certains cas, il faut avoir le courage de laisser les éléments en l’état, la valeur ethnologique et de « document témoin » passant avant la valeur d’œuvre d’art.
CTB : Et si le décor est « caché » ?
B.V. : Il est vrai que le problème est parfois plus complexe… En effet, pour des raisons diverses, il arrive que des peintures aient été recouvertes par un deuxième décor ou un simple badigeon, à son tour vieillissant. Que faire si ce deuxième décor est dégradé, s’écaille et laisse apparaître la peinture la plus ancienne ? La Charte de Venise précise qu’il faut s’en tenir au dernier état connu ; mais lorsque l’œuvre sous-jacente est infiniment plus intéressante que le badigeon, se pose alors la question de sa mise au jour. En règle générale, c’est le statu quo qui est choisi, surtout si ce deuxième décor est cohérent avec le reste des aménagements de la salle ou de l’église en question. L’acte de restaurer doit continûment prendre en compte ces contradictions apparentes pour aboutir à une œuvre cohérente : respecter scrupuleusement l’authenticité de l’œuvre tout en sachant la faire à nouveau « chanter ». Quels que soient les choix, difficiles ou non, ces derniers doivent toujours être le fruit d’une démarche rigoureuse et argumentée. Tous ces principes ont été théorisés il y a plus d’un siècle, mais ont mis du temps à entrer dans les pratiques. La raison en est certainement qu’à la création du service des Monuments historiques au XIXe siècle, on a beaucoup restitué les édifices à l’aune d’une politique très volontaire qui est allée jusqu’à en reconstruire. Aujourd’hui, nous nous interdisons cela, à telle enseigne que si des besoins nouveaux apparaissent pour l’utilisation d’un monument, nous préférons prolonger l’édifice par des ouvrages ou des décors contemporains.
CTB : Existe-t-il des techniques décoratives perdues ? Plus généralement, tradition et modernité peuvent-elles faire bon ménage, et si oui, dans quelles limites ?
B.V. : Les techniques décoratives des siècles précédents sont connues des divers acteurs de la restauration, qu’elles aient toujours été utilisées ou bien redécouvertes. Toutes les techniques complexes concernant la peinture, la sculpture et les vitraux, etc. font l’objet de nombreuses études ; le Laboratoire de recherche des Monuments historiques et celui du musée du Louvre sont particulièrement pointus en ce domaine. À cet égard, le microscope électronique à balayage a été d’un apport considérable pour la connaissance et la redécouverte des techniques anciennes. Parallèlement à cela, il faut souligner la qualité des écoles de formation ; non seulement les techniques sont connues, mais elles sont aujourd’hui parfaitement diffusées.
En revanche, des procédés très locaux ont été oubliés ou sont sur le point de l’être. C’est le cas, par exemple, du « chaffre ». Avant la Première Guerre mondiale, on l’utilisait pour la protection de la brique en pays toulousain, mais seuls deux ou trois Compagnons le connaissaient encore en 1980. Il s’agissait d’un mélange d’huile de lin, de brique pilée, de chaux et quelquefois de sang de bœuf… que l’on faisait pénétrer par frottis dans les briques poreuses pour leur donner longévité et une belle apparence. Cependant, l’utilisation de ces anciens procédés n’est pas suffisante pour stopper les maladies les plus graves ; il faut avoir recours à de nouvelles techniques. De très importants progrès ont été réalisés dans ce domaine et dans la fabrication de nouveaux produits. J’en citerais deux concernant la conservation de la sculpture monumentale : il s’agit, d’une part, du laser qui permet d’éliminer les salissures sans endommager la pierre et, d’autre part, de la biominéralisation. Ce dernier procédé consiste à faire « travailler » des bactéries similaires à celles qui ont fabriqué la pierre, il y a des millions d’années, afin qu’elles déposent sur la pierre existante altérée une fine pellicule de pierre neuve de même nature. Si l’on compare avec les durcisseurs utilisés jusqu’à présent, l’amélioration est décisive en termes de similitude d’aspect mais surtout de matière. Voilà des techniques tout-à-fait prometteuses qui prolongent et mettent en valeur une œuvre sans lui ôter ce qu’elle a de plus précieux : son authenticité.