© (Doc. Didier Chatelain.)
Intangible dans son principe, un marché à prix global annule-t-il ipso facto toute possibilité de travaux supplémentaires ? Un arrêt de 1990 de la Cour de cassation fixe trois possibilités pour l’entrepreneur de sortir du forfait… mais sous certaines conditions.
Larticle 1793 du Code civil stipule que « lorsqu’un architecte ou un entrepreneur s’est chargé de la construction à forfait d’un bâtiment, d’après un plan arrêté et convenu avec le propriétaire du sol, il ne peut demander aucune augmentation de prix, ni sous le prétexte de l’accroissement de la main-d’œuvre ou des matériaux, ni sous celui de changements ou d’augmentations faits sur ce plan si ces derniers n’ont pas été autorisés par écrit, et le prix convenu avec le propriétaire ».
Mais cet article datant du Code Napoléon est-il toujours d’actualité ? La 3e Chambre de la Cour de cassation maintient sans ambiguïté le principe d’intangibilité du prix du marché global et forfaitaire mais précise les conditions d’application des dispositions de l’article 1793 et celles qui permettent à l’entrepreneur de justifier de travaux supplémentaires devant être rémunérés par le maître d’ouvrage… donc de s’échapper de ce carcan contractuel. Un arrêt du 24 janvier 1990 fixe trois possibilités pour l’entrepreneur de sortir du forfait en cas de travaux ajoutés au projet initial. Une autorisation écrite préalable du maître d’ouvrage ou son acceptation postérieure et non équivoque de payer les travaux supplémentaires. Dans ces deux cas, la Cour de cassation, par son arrêt du 19 février 2002, rappelle que « l’acceptation tacite par les maîtres d’ouvrage de travaux non prévus à l’origine ne pourrait résulter que d’actes manifestant de manière non équivoque leur volonté de les accepter, la charge de la preuve pesant sur l’entrepreneur ».
Les sept « bonnes » questions à se poser
La troisième possibilité concerne le bouleversement de l’économie de contrat qui peut permettre la sortie du marché forfaitaire. Un point qui mérite d’être commenté car cette expression juridique n’est pas définie par la Cour de cassation qui l’utilise en s’appuyant sur les circonstances de faits relevés par les Cours d’appel pour rejeter ou casser les arrêts rendus par ces dernières. Ces décisions permettent de dégager un petit faisceau d’indices et de considérer la réalité du bouleversement économique du contrat. Il s’agit de rechercher et d’observer la nature et les caractéristiques des travaux supplémentaires effectués par l’entrepreneur. Cette démarche conduit à se poser sept questions :
- les travaux « supplémentaires » rentrent-ils dans l’objet du marché signé par l’entrepreneur ? Sont-ils nécessaires pour rendre la construction conforme aux stipulations du contrat ? La Cour de cassation, dans son arrêt du 6 mai 1998, retient que le manque de prévision de l’entrepreneur n’était pas de nature à entraîner la modification du caractère forfaitaire du contrat. Or, la Cour d’appel de Pau avait reconnu que l’entrepreneur pouvait obtenir le paiement de travaux supplémentaires au motif de la mauvaise qualité du sol, des différents obstacles rencontrés et de la situation imprévisible présentée à lui. Autant de facteurs l’ayant obligé à modifier les travaux prévus. L’arrêt du 17 novembre 1999 précise que « l’entreprise spécialisée qui avait la responsabilité des plans d’exécution était techniquement obligée de réaliser un mur et avait l’obligation de prévoir, dans son forfait, tous les travaux nécessaires à l’exécution de ses ouvrages selon les règles de l’art et ne feraient l’objet d’aucun supplément de prix » et observe « qu’il résultait du rapport de l’expert et des pièces versées aux débats que les surcoûts réclamés par l’entrepreneur provenaient essentiellement d’une préparation insuffisante, voire défectueuse, de l’opération et incombait à l’entrepreneur ».
Le 9 janvier 2002, la Cour de cassation rejette une demande estimant que l’entrepreneur « avait disposé des plans contractuels pour faire son prix, avait été en mesure de se convaincre des existants « de visu », n’avait fait aucune réserve sur l’absence de diagnostic ; la Cour d’appel a pu en déduire que, dès lors qu’ils n’étaient pas contractuels, les plans des existants, même imprécis, ne pouvaient affecter le caractère forfaitaire des marchés ». La Cour de cassation fait ainsi supporter les aléas de l’opération à l’entrepreneur.
Les critères à privilégier
- Les travaux supplémentaires, les modifications ont-ils un caractère imprévisible pour l’entrepreneur ? L’attendu de principe de l’arrêt du 20 novembre 2002 est sans ambiguïté : « Les circonstances imprévisibles ne sont pas de nature à entraîner la modification du caractère forfaitaire du marché ». Cette décision relativise l’arrêt rendu le 4 mai 1995 qui avait défini les sujétions imprévues comme « des difficultés naturelles imprévisibles et d’une anormale gravité, indécelables, même pour une entreprise hautement spécialisée ». Il faut observer que, dans cette affaire, la maîtrise d’ouvrage avait payé un supplément. La Cour de cassation prend en considération les documents du marché pour vérifier l’éventuel caractère imprévisible des modifications, les ouvrages non figurés sur les plans contractuels, ou les spécifications techniques détaillées pouvant alors faire l’objet de paiement complémentaire au marché forfaitaire (arrêt du 12 juin 2002).
- Qui est à l’origine de ces travaux supplémentaires ? Les arrêts rendus les 8 mars 1995, 28 février 1996, 12 mars 1997 et 12 juin 2002 retiennent comme élément concourrant à un bouleversement de l’économie du marché que ces modifications ont été voulues, demandées ou commandées par le maître d’ouvrage. L’arrêt du 26 juin 2002 décrète ainsi « …les travaux non inclus dans le marché initial et voulus par le maître d’ouvrage, qui savait à quoi il s’engageait ».
- Les travaux supplémentaires ont-ils fait l’objet d’avenants ? L’avenant étant un « document écrit modifiant les dispositions de marché », il est évident que les travaux concernés doivent être payés en sus du prix du marché forfaitaire. Mais l’accord peut être moins évident : ordre de service du maître d’œuvre non mandataire, indications dans un compte-rendu de réunion de chantier, prix non fixé…..
- Quelle doit être l’ampleur de ces travaux supplémentaires par rapport au marché forfaitaire ? S’agit-il du coût de ces travaux et/ou du nombre de modifications apportées au marché forfaitaire ? Le critère privilégié est celui du coût qui, selon la Cour de cassation, traduit l’ampleur des travaux exécutés au-delà du marché forfaitaire et, en conséquence, le bouleversement technique et financier. Les arrêts des 12 mars 1997 et 11 octobre 2000 confirment cette position. Encore faut-il que ces coûts soient cohérents et reflètent une vraie dépense pour l’entrepreneur. Des modifications mineures mais multiples peuvent également être retenues.
- À quelle époque ces travaux supplémentaires doivent-ils intervenir ? La Cour de cassation précise sans ambiguïté qu’ils doivent apparaître « en cours d’exécution du chantier ».
- Le marché envisage-t-il l’hypothèse des travaux supplémentaires ? Dans son arrêt du 12 juin 2002, la Cour de cassation en refuse le paiement à l’entrepreneur aux motifs qu’ « une clause du cahier des clauses administratives particulières prévoyait expressément l’établissement d’avenants en cas de travaux supplémentaires et précisant qu’aucun travail supplémentaire ne serait réglé s’il n’était commandé par un ordre de service signé du maître d’ouvrage », alors que d’importantes modifications avaient été voulues par le maître d’ouvrage. C’est le respect du contrat qui fait loi ici.