Repérages menés par l'équipe d'Encore Heureux en mars 2017.
© Encore Heureux
Architecte, Julien Choppin a fondé l’agence Encore Heureux avec Nicola Delon. Le tandem a assuré, en 2014, la conception scientifique de l’exposition « Matière Grise : matériaux, réemploi, architecture » (Pavillon de l’Arsenal, Paris). Il a participé à l’étude Identification des freins et des leviers au réemploi de produits et matériaux de construction, Ademe, avril 2016 et plaide pour une intensification de cette démarche.
CTB : Quel serait pour vous, en tant que concepteur, le frein à lever en priorité pour un développement du réemploi ?
Julien Choppin : Certainement l’aspect réglementaire, parce qu’il bloque tous les autres. L’identification du gisement a progressé et de nombreux acteurs se montrent aujourd’hui concernés par la question du réemploi et de la réutilisation dans la construction, mais l’absence de certification des matériaux et produits qui y sont éligibles décourage les initiatives.
Sa massification est donc en grande partie conditionnée par un assouplissement des normes. En ce qui concerne nos projets, dans le cadre de l’expérimentation, nous travaillons avec un bureau de contrôle qui développe une approche interprétative des normes pour vérifier l’aptitude à l’usage de ces matériaux et produits, mais ce type de pratique est difficile à généraliser à grande échelle. D’autre part, le réemploi peine encore à sortir du registre de l’artisanat face à un recyclage déjà bien industrialisé et amplement soutenu par la politique européenne. Il faut souligner aussi qu’il suppose d’envisager différemment l’acte de construire…
CTB : Quels sont les opérateurs les plus incitatifs quant à cette pratique ?
J.C. : La démarche peut être portée par la maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’œuvre, voire l’entreprise, à condition d’être décidée bien en amont du projet. Ce n’est pas au moment du dépôt du PC qu’il faut l’intégrer ! Idéalement, les études devraient s’appuyer à la fois sur le programme et le diagnostic de la ressource. À cet égard, nous plaidons pour un élargissement du diagnostic déchets (qui vise en grande partie à définir des exutoires) vers une meilleure prise en compte de la matière ré-exploitable. Les données pourraient ainsi profiter à la conception dès l’esquisse.
CTB : Tout peut-il être réutilisé dans un bâtiment existant ?
J.C. : Hormis les matériaux dangereux, qui nécessitent des traitements spécifiques, une majorité est éligible à une seconde vie. Parfois, le recyclage est plus approprié, dans le cas du métal par exemple, dans un but d’optimisation de la matière. Mais autant cette filière est déjà structurée, autant le réemploi en est encore à ses balbutiements. Bien qu’il y ait plus d’exemples construits avec des matériaux issus du second œuvre, les lots de structure peuvent être concernés, notamment à partir de la filière sèche. Mais concrètement, les lots d’étanchéité par exemple peuvent difficilement profiter des opportunités du réemploi. Autre point à souligner : il est plus aisé de réutiliser des matériaux bruts que des isolants constitués d’un « sandwich » de polystyrène et plâtre…. Je citerais à ce propos l’exemple de l’architecte Gilles Perraudin, chantre de la pierre, qui revendique de « construire les carrières de demain ».
CTB : L’aptitude au réemploi d’un matériau est donc plus liée au fait qu’il soit peu ou pas ouvragé qu’à son ancienneté ?
J.C. : Oui, d’autant que sa réintégration dans le projet nécessitera toujours une étape de préparation (calibrage, recoupe, nettoyage, etc.). À noter que pour contourner la problématique de l’égalité de la performance par rapport à un matériau similaire à l’état neuf, celui-ci peut être affecté à un domaine d’usage différent, par exemple, des châssis de fenêtres en chêne pour composer la façade d’un espace tampon non chauffé, comme l’a fait Philippe Samyn pour le siège du Conseil de l’Union européenne de Bruxelles. Plus largement, cette question renvoie à la pertinence d’utiliser aujourd’hui des matériaux composites et des équipements high-tech tels qu’il en apparaît régulièrement sur le marché, qui rendront dans 50 ans la déconstruction plus complexe et le réemploi probablement impossible...
CTB : Désormais, il faut aussi construire pour réemployer…
J.C. : En effet. Cette réflexion sur la fin de vie des matériaux doit nourrir les pratiques en amont. Concevoir le bâtiment de demain impliquera donc d’intégrer ces notions de recyclabilité et de réemploi, en se plaçant par exemple dans la stratégie de « mix matériautique » telle que définie par l’écologue Marc Barra, qui associe, par ordre de grandeur, des matériaux biosourcés, puis de réemploi, puis recyclés, et enfin, dans la plus faible proportion possible, des matériaux épuisables ou non renouvelables d’origine fossile.
CTB : La démarche d’Analyse de cycle de vie peut-elle contribuer à la généralisation du réemploi ?
J.C. : Je suis sceptique par rapport à cette approche comptable qui, à mon sens, est souvent biaisée par la multiplicité d’hypothèses prises en compte. Elle sert parfois à légitimer par le calcul certaines options présentées à tort comme durables. Dans le cas du réemploi, l’empreinte carbone et l’énergie grise sont des indicateurs importants.
CTB : Et le BIM ?
J.C. : Dans une vision prospective, la conception en BIM me paraît tout à fait propice à favoriser le réemploi, puisque tous les éléments de construction seront tracés dans la maquette numérique. L’exemple prouve qu’il est déjà déterminant dans le réagencement des bâtiments tertiaires, où les bureaux sont soumis à reconfiguration en moyenne tous les sept ans. Bien sûr, cela n’engage pas encore de protocoles de déconstruction, mais le process sera certainement reproductible à plus grande échelle dans le futur. Dans l’immédiat, il faut regarder également comment la technologie du relevé 3D des bâtiments existants, qui commence à se développer, peut permettre de mieux localiser les gisements de matière.
CTB : La transition numérique peut-elle être un levier du réemploi ?
J.C. : Oui, mais pas uniquement via le BIM. On peut aussi en attendre un déploiement de plateformes d’échanges numériques, permettant de connecter l’offre à la demande de manière plus systématique et ainsi favoriser les transferts de matière. Quelques initiatives ont déjà émergé, mais, sur ce point, la marge de progression reste importante.
CTB : Le réemploi est-il économique ?
J.C. : Sur nos opérations, nous sommes plutôt à coûts équivalents, mais le réemploi n’est pas moins cher, puisqu’il qu’il faut transformer la matière. Comparativement, la mise en décharge, peu taxée, est malheureusement encore une alternative plus économique. En revanche, le réemploi transfère la valeur vers la main-d’œuvre en valorisant les savoir-faire constructifs et permet donc d’inscrire un projet dans la logique de l’économie circulaire, mais aussi sociale et solidaire.
Propos recueillis par Félicie Geslin