© Docs : Hubert d’Erceville
Coulée en 1995, la dalle du restaurant de cette abbaye audoise imite la pierre à la perfection. Baptisé « béton pierre » par son inventeur, ce matériau vieillit idéalement, même sous un climat rude. Il est également moulé pour une durabilité à toute épreuve.
Programme Un matériau innovant qui ressemble à l’ancien
« Réalisez donc un sol en béton pierre ! » Le défi lancé par l’architecte en chef des bâtiments de France à Victor Moreno, gérant de l’entreprise de maçonnerie Le Rocher, était de taille. Pour réaliser les 100 m² (20 x 5 m) de la terrasse du restaurant de l’abbaye de Fontfroide, dans une ancienne dépendance attenante au bâtiment principal, il fallait en effet utiliser un matériau qui ressemble à ceux ayant servi à édifier la bâtisse cistercienne au XIIe siècle. Or, en 1995, année de cette rénovation, le devis des tailleurs traditionnels s’élève à près de 300 000 francs pour la fourniture d’une pierre de taille de carrière, dalle de support non comprise. Impossible de tenir dans le budget. Victor Moreno n’a jamais entendu parler de béton pierre. Et pour cause : ce type de matériau qui se présente généralement sous forme de briquettes, principalement en pierre ponce, ne ressemble pas vraiment à une pierre naturelle. Il est donc particulièrement inadapté à la rénovation d’un bâtiment classé. Il fallait innover. Victor Moreno se lance alors dans des expérimentations à base de ciment blanc et de granulats de diverses origines. Problème : le béton est un matériau lisse, alors que la pierre naturelle est un calcaire irrégulier, modelé par une importante porosité de surface.
Il faudra à l’entrepreneur un mois et demi pour trouver la bonne formule. Celle-ci associe du ciment blanc à trois composants de granulométries différentes : gravier (diamètre de 0,15 à 1 cm), sable (diamètre de 0,04 cm) et fine, cette dernière englobant le gravier lors du séchage. Les proportions sont précises : 30 pelles de sable, 25 de gravier qui comporte les fines et 50 kg de ciment blanc. « Mon secret : j’utilise aussi un demi-seau de ciment gris pour casser la blancheur trop éclatante du résultat », confie Victor Moreno. Et de noter qu’il est possible de colorer le mélange ou de le patiner selon les besoins. Une fois le support sec, le calepinage sera créé artificiellement pour imiter parfaitement la pose traditionnelle. Reste la mettre en œuvre, à grande échelle.
État des lieux Coulé, coffré ou moulé, comme le béton
À Fontfroide en 1995, Victor Moreno a utilisé plusieurs techniques de béton pierre. Toutes sont des déclinaisons de l’innovation qu’il a mise au point dans son laboratoire. La première consiste à réaliser des dalles, coulées d’un seul tenant sur une épaisseur de 12 cm, et en deux parties pour couvrir les 100 m² de la terrasse. Elles sont ferraillées comme pour la réalisation d’un sol en béton classique. La technique met en œuvre des granulats venus de la région de Tautavel (Pyrénées-Orientales) et fournis par Domitia Granulats. Ceux-ci intègrent une fine particulièrement performante qui enrobe les éléments gravillonneux. Les surfaces verticales sont coffrées avec des bois assemblés par vissage : un procédé très utile lors du démoulage, réalisé alors que le béton a pris sans être trop sec pour pouvoir être taloché. Le résultat ressemble à une pierre en calcaire oolithique, du type de celle qui a servi à édifier l’abbaye.
Pour copier les poteaux et imiter un grès ancien, Victor Moreno a utilisé une deuxième technique qui met en œuvre un mélange dans lequel les granulats sont remplacés par du quartz fin (de 0,02 à 0,03 cm de diamètre), avec du sable plus fin pour conférer un aspect gréseux au béton. Le mélange est moulé dans une matrice classique (bois, résine, plâtre) et le résultat s’apparente au matériau utilisé au XIIe siècle. La troisième et dernière technique consiste plus simplement à projeter le mélange gréseux au Sablon (machine à projeter les crépis de façade), pour en recouvrir un support béton. Les couches de 2 à 3 cm permettent de rénover certaines zones abîmées, ou sont projetées directement sur une forme en béton classique.
Pour imiter la pierre, la dernière astuce de Victor Moreno est de réaliser des joints artificiellement, une fois le béton pierre sec et dur. Après avoir été tracés au crayon, les sillons sont réalisés avec une disqueuse équipée d’une lame à diamant classique ou à grande largeur (0,5 à 1 cm) servant traditionnellement à déjointoyer. Selon la demande du client, cette fente est ensuite recouverte d’un joint, comme pour un carrelage classique. C’est ce qui a été réalisé ici avec un ciment coloré en gris.
Bilan Un béton pierre durable et économique
Dix-neuf ans après son coulage, la dalle en béton pierre n’accuse pas son âge. Les autres éléments moulés ou passés au Sablon non plus. Avec le temps, une patine sombre est apparue sur les éléments situés en extérieur, mais cela ne nuit pas à l’aspect d’ensemble de la terrasse. Il est vrai que le béton résiste à l’usure des pieds du mobilier et des salissures du restaurant. Il supporte 350 kg/m3 de charge et se nettoie simplement avec un nettoyeur à haute pression. Autre avantage du support, il est imperméable. Et comme la pierre, il résiste parfaitement au gel, un paramètre d’importance, car l’abbaye est située dans une zone où les chocs thermiques sont forts : en plein hiver, la température passe souvent de 0°C le matin à 25°C le midi.
Pour Victor Moreno, c’est un chantier prestigieux. Même si le ciment blanc est deux fois plus cher que le ciment gris, le coût du ciment pierre se révèle extrêmement compétitif pour un résultat pérenne et un prix bien inférieur à la pose d’un dallage en pierre. L’architecte des bâtiments de France a validé le résultat il y a dix-huit ans, avec satisfaction. Les joints n’ont pas bougé, et pour cause, ils ont été remplis avec un mélange de ciment gris. « Mais c’est souvent cette partie qui vieillit le plus rapidement ; il suffit alors de rejointoyer », assure Victor Moreno. L’intéressé a multiplié les applications de son invention et enseigne gracieusement sa technique à l’École européenne de l’art et des matières (EEAM), à Albi. À chaque fois, le résultat est impressionnant, et la durabilité, à toute épreuve. Facturé aujourd’hui 120 €/m², le béton pierre est devenu un moyen pérenne de remplacer la pierre naturelle, la simplicité de la mise en œuvre et l’économie financière en plus.